Une minuscule
fourmi s’arrête pour frotter
ses antennes sur la
nervure d’une feuille –
avec solennité une mouche
saute du jeté de lit
sur le crochet du store – &
le vent venu de l’ouest
perturbé se précipite
dans la maison.
Jack Kerouac
Livre des esquisses
De la maison, tu vois
le jardin. Tu sors de la maison pour entrer dans le jardin. Du jardin, tu vois
la maison.
Tu quittes le jardin
pour revenir dans la maison. Dominant le jardin et la maison, hadéen, archéen,
protérozoïque, phanérozoïque, quatre éons te contemplent.
Tu lèves l'œil au plafond au ciel de lit au ciel de l'art.
Tu t'allonges dans l'herbe des allées.
Tu te couches dans la
luzerne entre les draps blancs et bleus du ciel au milieu des âges. Des visages
souriants te regardent.
Larme à l'œil, tu récites les noms de ceux qui te
précédèrent, te parlèrent au berceau ou dans les livres d’images.
C'est un poème-liste
des noms de lieux et de choses, noms d'hommes et d'animaux, d’époques et de
paysages.
Le ciel et le temps qui s'écoule sont le toit de la maison.
L'eau ruisselle depuis toujours sur toit et jardin.
Tu puises eau et
parole, à longueur de kilomètres. Tu habites ici maintenant là autrefois, de
passage entre deux collines entre deux fleuves.
Même si tu déménages parfois dans l'esprit et la durée, la
maison demeure un musée de la parole et des souvenirs futurs.
*
Tu prépares des poèmes
culinaires, des ballades reposantes, des sculptures de pâtisserie, des
accumulations de phonèmes, des étagères de livres et de bocaux.
Assis comme un nuage stagnant sous le soleil au centre du
jardin, tu dilates tes molécules sans te soucier du nombre d'Avogadro.
Tu vis la quotidienneté en continu. Tu tiens dans tes mains
et tes circonvolutions l'écheveau du rêve et les fils du réel.
Tu dévides le codex des archives, brouillons de projets,
lettres entassées dans des cartons, relevés de compte, cahiers raturés, cartes
postales, photos floues.
Avions et oiseaux tracent des lignes dans le ciel ; tu
déchiffres sur la terre le grimoire laissé par les ombres de leurs
trajectoires.
Tu vois là-haut le sang qui pulse dans les veines et les
artères des pigeons, des anges vagabonds et des hommes voyageurs.
Tu captes les pensées fugitives, la prose bop spontanée, le
cut-up des langues, sans hiérarchie, ni sélection. Rien que la vie brute.
Tapisserie de rouleaux collés au fil du temps sur les murs
des alcôves dans le monde du fleuve, couches successives d'ondes vibratoires.
Tu soulèves un coin de la tapisserie pour révéler l'évidence :
le monde est poème est monde, le poème est monde est poème.
*
En toi, micro et macro, deux infinis cohabitent. Simplicité
et complexité. Ordre et chaos. Dans un double mouvement double, expansion
contraction, emboîtement déboîtement.
Tu es une poupée russe tourbillonnant sur elle-même, sur
l'erre d'une conique, planète neuve, anneaux de Saturne en bois peint.
Les couleurs du prisme se fondent lentement en un blanc
aveuglant, puis se stabilisent en gouttelettes sur les murs extérieurs de la
maison.
Un fugitif passage à l'équilibre s’opère dans la chambre du
stalker, puis en sens inverse, surgit une nouvelle composition analyse
décomposition.
Les poupées s’emboîtent encore ainsi font font font... Mais
c'est toi qui par un mouvement lent de torsion révèles le mystère.
C'est toi qui agis, qui fais, qui fabriques, qui pratiques
en fin de compte, en fin de cycle, dans le franchissement furtif.
Enfin, tu deviens toi-même le poème. Créateur créature, tu
es parlé, soufflé, animé. Contenant contenu. Zoom sur l'âme de la muse.
L'âme amusée serpente dans les chambres du musée, de la
maison musée, en vadrouille dans les allées du jardin, gloriettes et
pergolas...
Le compost culturel redevient matière d’étoile, C H O N, un
alphabet de quatre lettres dans le carré magique de l'univers.
BANG dans le silo, bombes, carottes, fusées, pétrole,
papier, peau, humus, os, poils, craie, chlorophylle, jour, nuit, gel, orage,
ozone dans la zone.
*
L'homme entre dans toutes les pièces. Les livres sont des
chambres d'hospitalité, réserves d'intelligence, containers d'utopie,
échantillons d'éternité.
Il chuchote en tournant les pages de l’index, articule des
noms, prend des notes, fait les présentations, introductions et tables des
matières.
Il saisit pierre et ciment, pelle et truelle, crayon et
craie, colle et peinture, brosse et pinceau, toile et laine, aiguille et
ciseaux.
He wants to live poetically dans le monde comme un poème,
poème du monde. Il transporte le monde avec ses oripeaux et parures.
Il l’emporte partout avec lui. Il est le clochard du Dharma,
un monstre à plusieurs têtes, il est multi, micro et macrocéphale.
Quand il est dans la chaleur de la maison, c’est le jardin
qui le regarde, en silence ensommeillé dans le repos hivernal.
C’est un silence vivant. Plus tard, au basculement, à
l’équinoxe, la proposition s’inversera : alors, du jardin, il verra la
maison.
Chaque matin, il sort, travaille dans le monde, sème,
greffe, taille, sculpte, brûle, aère, modèle, enfouit, observe, parle aux
plantes et au ciel.
Il suit chaque jour le même itinéraire, tourne toujours dans
le même sens, monte et descend. Chaque année, le tableau se modifie doucement.
*
Le travail est quotidien, le quotidien est travail. L’homme
contemple le résultat du travail, la profusion des récoltes, la beauté du
jardin.
Il est dans l’exaltation, joyeux. Le poète déclare : en
bleu adorable, les portes
sont à l’image des arbres de la forêt.
Mais parfois, la nature se rebelle, l’esprit sévère souffle
du jardin, déchaînement climatique, attaques des prédateurs... Une souffrance
sourde serre le cœur.
Douleur de voir mourir sa création, ses créatures, son
amour, c’est une souffrance divine. L’homme peut avec le divin se mesurer.
Dieu est-il comme le
ciel, évident ? Mais poétiquement toujours sur terre habite l’homme.
Voudrait-il être une comète, il le croit.
Être ce qui ne meurt
pas et que la vie jalouse est une douleur. Vivre est une mort et la mort est
vie. Hölderlin.
Les facteurs, mineurs, ermites, plombiers zingueurs,
artistes, sourciers, guérisseurs, charbonniers, poètes, retraités, jardiniers,
maçons, ouvriers, fous et bien-portants, habitent poétiquement notre terre.
Les cinq doigts de la
main tendus vers le jardin,
Tout à fait par
hasard, c’est un alexandrin.
On tourne dans la ville, dérive de rue en rue, de place en
parc, le long du fleuve ou de la voie ferrée.
On se déplace à l’air libre parmi les automobiles et les
vélos, sous terre dans le ventre des chenilles, rames du métro.
On traverse des paysages de pylônes électriques, gazomètres,
bornes d’incendie, affiches publicitaires, trottoirs encombrés, tags,
graffitis. On marche vers un but invisible.
On suit la flèche de l’instinct. Le chemin est la
destination. On mesure le monde à l’aune de la fatigue individuelle.
*
Marcher est danser : balancier des bras, ciseaux des
jambes, au rythme des mots lus, vus ou pensés, dans un parcours urbain ou
rural.
Une chorégraphie liée à ce que l’on voit, sent, entend ou
touche, à quoi s’ajoutent les souvenirs réactivés par les sensations.
On est chez soi ici ou là. Le monde est aussi un atelier. On
avance dans l’aujourd’hui sur l’axe du futur.
Le passé flotte au-dessus comme un ballon captif. Pensées
naissantes, conversations ébauchées, lambeaux de mots, gestes esquissés, images
s’évanouissant fade away.
On assiste à des rencontres : Parapluie - Machine à
coudre, Arrosoir - Clé usb, Sac de charbon - Coyote, Codex maya - Assiette de
frites, Kerouac - Tarkovski.
On saisit une conversation entre un chaman et Catwoman,
entre un ventriloque et une danseuse égyptienne. On chemine tranquillement dans
l’espace imagiréel.
*
Allongé dans l’herbe du parc, on voyage immobile. La terre
file dans l’espace. On est collé au sol in lieblicher Bläue.
Le vent joue au
stroboscope dans le saule pleureur, provoquant un clignotement alterné de
l’ombre et de la lumière sur les paupières.
Vibrations des ondes alpha, constructions kaléidoscopiques
visibles yeux fermés. Espace et temps confondus. Alintérieur et Alextérieur,
les jumeaux du cerveau, des frères siamois.
Perché à l’extrémité du bras de la grue de chantier, on se
voit devenir tout petit au centre de la pelouse. Autoscopie.
L’ombre du saule couvre le visage. Sorti de son corps pour
se contempler, on est l’œuvre et le regardeur, tout naturellement.
On est si haut que tous les siècles apparaissent ensemble
sur la tapisserie temporelle. Quel géant l’a déroulée ainsi dans le
paysage ?
*
On s’autorise la liberté. On est borderline sans frontière.
De nouveau, on danse : on est debout, on respire, on essaie un costume.
On danse : on mange une tartine beurrée avec un carré
de chocolat, on se mouche, on prend une photo, on écrase une guêpe.
On danse : on se hausse sur la pointe des pieds, on
souffle sur les braises, on écrit un poème, on relance la balle.
On danse : on bat
des mains, on saute à cloche-pied, on dépose un € dans la timbale en plastique
de la mendiante.
Dérive dans la ville,
allant d’un bord à l’autre,
C’est Guy Debord,
l’homme de la situation.
Dans le tumohubohulte d’azur et d’acier, le promeneur est un
espion, un danseur sur la scène sur le champ de bataille.
Il peut feuilleter à mains nues des manuels de
psychogéographie, ajouter au feutre indélébile des commentaires sur les
photomontages de la propagande publicitaire.
Il peut décoller les affiches, pousser des cris-rythmes,
relever dans la rue les empreintes des voyageurs et des animaux sauvages ou
domestiques.
Il peut inventer des cosmologies, photographier des enfants,
enregistrer et filmer le catalogue des images subliminales et des mots lus sur
les lèvres.
Il peut établir la cartographie des ocelletaches de
chewing-gums sur les trottoirs, sculptures mâchées, piétinées, incrustées dans
la poussière et le macadam.
Il peut rédiger un bulletin documentaire de ses
déambulations sporadiques en y collant plumes de tourterelles, photographies,
tickets, listes des courses, poèmes trouvés...
*
Sur la route, assis dans la voiture qui file entre deux
villes, le Wanderer voit les arbres, les collines, les nuages, les champs.
Parfois, sur le bas-côté, un ex-voto, autel de fleurs
synthétiques et lavables, indique qu’une âme a été séparée du corps.
Adieu la vie. Une séparation brutale et soudaine, dans la
carcasse crashée, percutée par une automobile ou le tracteur d’un
semi-remorque.
Le voyageur témoigne : « Je suis allé, je me suis
levé à, j’ai trouvé, j’ai pris le, je suis revenu sur mes. »
Le voyageur témoigne encore : « J’ai tourné en
rond, je me suis perdu dans, j’ai traversé en dehors du passage pour piétons.
J’ai eu peur de me tordre les chevilles dans l’escalator
robot qui m’emporte vers le ciel dans le bleu adorable. »
Le voyageur a mémorisé les rires, les insultes, les
crachats, les silhouettes, les enfants qui bavent en souriant à l’avant des
poussettes.
Il a commencé une conversation imaginaire avec un passager
du métro, puis, a réellement expliqué le fonctionnement des employés
automatiques, machines à tickets.
*
Tu comptes vingt-trois mots dans chaque paragraphe, le code
23, Enigma, les chromosomes, un siècle à la fois, Yield To Total Elation.
Tu progresses, tu t’assois entre deux chaises, entre deux
âges, teenager ou senior, l’entre-deux pour modifier l’emploi du temps.
Tu conjugues le passé
perdu et le présent souffrant, entre la cellule monacale et le désert rouge ou
blanc, entre chien et loup.
Tu avances dans le Temple, dans les architectures
immémoriales, ton panthéon personnel, reliques de l’amour, chaque salle dédiée
à un artiste brut.
Tu te déplaces en
observant la disposition de tes pieds sur le carrelage bleu. Tu fais attention
de ne pas toucher les joints.
Tu places chaque pied
dessinant un angle droit avec le précédent, la marque de ton pas inscrite dans
la diagonale du carré a√2.
Tu nommes dans la forêt, chaque arbre, et dans le ciel,
chaque étoile... La Nouvelle Pléiade resplendit jour et nuit sur la réalité.
Tu dialogues avec les vivants et les morts. Tu dessines un
autre Yggdrasil. Tu produis jusqu’à la totale exaltation, la joie pure.
Tu n’as pas lu tous les livres et tu n’es pas triste car tu
obéis au principe de la nécessité intérieure.
Griffonnages médiumniques, phrases spiralées, cercles de
craie, machines sidérales, montages proliférants, assemblages encombrants, tes
archives, tes tas de tas, tout est à toi.
Tout est de toi, tout est par toi, en tout et partout. Tu
considères les mots comme des épingles, des cutters, des matérioutils.
Le mot mescaline devient la messe câline, le mot mot se
ruait vers Laure, la dame bleue en vêtements de travail Pigeon Voyageur.
En approchant du
champ, le chemin du jardin...
Édouard ou Marcel,
reflets dans un grand verre.
Artiste de proximité, médium de nécessité, facteur de poésie
élémentaire, poézi prolétèr, il approuve Michaux qui dit :
« Si tu écris, tu sais dessiner. »
Il fusionne en son
alambic éléments plastiques et langue écrite. Éventuellement, il pourra ajouter
quelques broutilles magnétiques ou numériques dans la patmo
bouillonnante...
La cuisson terminée, il étalera le résultat en mode infra-mince,
sur la table de la cuisine ou le mur de l’atelier.
Il inclut tout naturellement dans sa méthode de travail les
quatre forces fondamentales de la physique moderne : gravitation,
électromagnétisme, interaction forte, interaction faible.
A Near Death Experience révèle le chamanisme latent. On
invoque les quatre éléments, les quatre directions, parfois grâce à des
abstractions mathématiques modernes.
Dans le bleu adorable, transmutation et permutation, on
performe et on transmet, on permet et on transforme. Ainsi, des artistes
soignent ou enseignent.
Joseph par le feutre et la graisse, Robert par le bien
fait mal fait pas fait et Ian par le cercle de craie.
Des hommes écrivent
sur le sable sous la dictée des esprits, créant des principes de croyance, des
légendes cosmiques. Ils réenchantent le monde.
Ils transforment des objets (câbles, casseroles, ampoules,
boulons) en dispositifs de performance, médias magiques ajoutant une valeur
spirituelle à la valeur d’usage.
Ils élèvent des
tours, bâtissent des palais, créent des girouettes, font pousser des volatiles
végétaux, inventent des labyrinthes, sculptent le bord de mer...
Voici venir la
cohorte des constructeurs de l’imaginaire, les bâtisseurs chimériques
naïfs bruts, les inspirés, les artistes singuliers, outsiders de l’art...
Ces travailleurs paysagistes font du gros œuvre un chef
d’œuvre, font l’œuvre de leur vie, font de leur vie une œuvre.
Comme la moule l’huître le bigorneau la tortue l’escargot,
ils portent et sécrètent leur maison, ils l’habitent pour la vie.
*
Personne ne connaît Agnès. Ne reste d’elle que sa veste. On
pourrait broder sur son histoire, mais elle l’a déjà fait.
Elle a raconté toute sa vie en suivant le fil. Quand elle
enfilait sa veste, elle portait son monde entier sur le dos.
Enveloppée dans sa biographie, elle s’embellissait de son
histoire et aussi la rendait publique, femme-sandwich dans les couloirs de
l’hôpital.
Sa peau reste un livre caché, volume secret avec rides et
cicatrices. Les tatouages du temps, encre bleue couvrant l’espace du dedans.
*
Valse promenade jusqu’à la mort de l’écrivain dans la neige
dans les bois autour de l’hôpital. Il devint le paysage.
Il devint le poème, ayant parlé aux nuages et aux oiseaux,
serré des arbres dans ses bras, réchauffé des pierres dans ses mains.
Il se remémorait ses voies d’errance pour écrire au crayon
de bois, des milliers de microgrammes au dos des notices de médicaments.
Aujourd’hui, il est
désincarné. On a construit des nichoirs pour les oiseaux de la forêt, petites
charpentes dans les ormes, charmes, chênes pédonculés.
On a raconté son trip en lien avec l’arpentage du voisinage.
Le Conseil Général a planté un panneau « Zone de fauchage tardif ».
*
Dans le Parc, au
détour d’une allée, face au contre-jour du soleil couchant, on entrevoit une
image fossile mouvante et sonore.
Une femme danse
tenant les pans de sa veste. Un merle salue le crépuscule. Impression de
déjà-vu dans les pensées du promeneur.
Le regard noyé de
larmes, il voudrait fixer l’image de la danseuse sur le baryté de sa
mémoire. He went, he tried.
Lucien Suel
La Tiremande, mai 2010
« Habiter poétiquement le monde » est une expression du poète Hölderlin, qui donne son nom à l'exposition présentée au LaM du 25 septembre 2010 au 30 janvier 2011
. C’est aussi le titre du livre-catalogue édité à cette
occasion.
Ma participation à cet ouvrage consiste en ce long poème-manifeste de 115 versets comportant
chacun 23 mots.
Ce poème figure dans "Je suis debout", premier volume de mon anthologie poétique publiée aux éditions de La Table Ronde.
Libellés : Devenir le poème, manifeste, Vers arithmonymes